22.2.06

EDITORIAL

Ecrire à la verticale


Lorsqu’un homme à l’idée insensée de s’enfermer chez lui, d’ouvrir un cahier et de reprendre à la verticale tout ce qui brûle en lui ( pensées, espoirs, souvenirs ), l’existence de la littérature ne lui est d’aucun secours. Le voilà seul devant cette page que personne ne réclame et qu’il s’obstine à écrire. La solitude le tenaille, l’impuissance le guette. D’ailleurs, qu’à-t-il à dire qui n’ait pas déjà été dit ? A quoi bon ces pages, ces faux espoirs, ce temps perdu ? S’il parvient à lever les obstacles en cherchant à tirer quelque profit de ses écrits, il deviendra dans le meilleur des cas un homme de lettres, un littérateur. Mais si malgré l’absence évidente de but, il persiste, c’est sans doute que sa volonté n’y est pour rien. Un besoin inexplicable le pousse, il se doit de lui obéir. Ecrire à la verticale. Aucune activité n’entraîne une pression aussi permanente et involontaire. Aucune retraite méditative ne génère un bruit aussi assourdissant. Bourdonnement sans trêve, magma de mots brûlant sur place, mais sans destinataire apparent, dans une évidence opaque, frontale, continue. Arrivé au moment longtemps repoussé de poser la première lettre, on se rend compte que les mots ne retracent aucune expérience, rien n’a eu lieu qui n’ait lieu sur la page au moment où il écrit.
La littérature, sauf rares exceptions, est une activité horizontale d’exploration, une forme raffinée de divertissement. Rares sont les écrivains qui préfèrent le forage à l’évasion. Ecriture et littérature, souvent confondues, doivent ici être distingués. Alors que la littérature est une échappatoire, l’invention d’un espace ouvert à l’évasion, l’écriture est un assentiment quasi mystique à la pression des mots.
« J’attends qu’il y ait en moi une pression qui me pousse devant le papier, la plume à la main. La pression conduit à tout. Quand j’écris je veux avoir le sentiment de n’être plus moi-même en tant qu’individu, d’être en dehors de toute volonté, mais d’obéir à cette pression. » ( Le chemin de Sion, Louis Calaferte )
L’engagement auprès de l’écriture est impersonnel, si nous entendons par « personne » le nœud de représentations autour duquel se noue le pacte social. Père, mère, fils, fille, ami, amie, vers quelque lieu que nous nous tournons, nous sommes pris dans un rôle. Un mot de trop et le lien est brisé. Notre parole est sous tutelle, y compris dans cet espace bruyant d’échos que nous appelons notre for intérieur.
En guise de liberté de parole, il ne nous reste que cette forme d’aphasie que l’on appelle l’opinion. Et on en use, on en abuse, on se rassemble sans cesse pour partager nos opinions. A la fin, cela fait un bruit assourdissant de chaînes. Qui songe à s’en détacher ? Le jeu ne consiste-t-il pas plutôt à imposer notre opinion ? Certains le croient, pas les écrivains. Les écrivains n’ont pas d’opinion. S’il leur arrive d’en avoir une en tant qu’hommes, ils en ont mille en tant qu’écrivains. C’est-à-dire aucune. Leur parole n’est figée autour d’aucune opinion.
Il y a du silence au fond de chaque écriture, une suspension gênante du régime de l’opinion, une absence gênante de personne en somme qui passe pour de l’immoralité. Qui est-il vraiment, l’écrivain ? Que pense-t-il vraiment ? Où veut-il en venir ? Sa parole ne débouche sur aucune opinion.
Mort de la personne, naissance de l’écrivain. Mort de celui qui est né d’une mère dans la trame serrée du sexe, de la valeur et de la peur de la mort. Naissance de celui qui consent au mouvement impersonnel du verbe d’où tout provient : personnes, histoires et opinions. Mort et naissance donc, et, entre les deux, un reste, une cendre, quelque chose qui ne saurait mourir : le style. On n’échappe pas au style, on ne le cherche pas non plus. Le style n’est ni un ornement ni une griffe individuelle, mais ce qui reste d’une personne quand celle-ci disparaît. Plus sa disparition sera complète, plus son style sera « personnel ». Si le style est la cendre, la personne en est le bois. Il faut que la personne brûle pour que la cendre retombe sur les mots. Mais qui veut d’une telle combustion ? Qui consent à s’offrir en holocauste aux mots ? Et d’abord, s’agit-il d’un choix ou d’une convocation ? Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Nous tenons trop à notre personne pour obéir à un appel aussi saugrenu.
Il y va de l’écriture comme de la parole du Seigneur. Celui qui l’entend ressent moins le privilège que l’écrasante obligation. Ainsi Moïse récriminant le Créateur : « Pourquoi m’as-tu choisi ? Choisis quelqu’un d’autre et efface-moi du livre que tu as écrit ! » Effroi et refus, tous les « appelés » réagissent de la sorte et ce n’est pas un hasard si certains emploient la métaphore de la combustion. « Le Seigneur étendit sa main, toucha ma bouche, et me dit : Je mets présentement mes paroles dans votre bouche. » Jérémie en est si effrayé qu’il décide de se soustraire à sa vocation. « J’ai dit en moi-même, je ne nommerai plus le Seigneur, je ne parlerai plus en son nom. Et en même temps, il s’est allumé au fond de mon cœur un feu brûlant qui s’est renfermé dans mes os, et je suis tombé dans la langueur, n’en pouvant plus supporter la violence. » ( Jér. XX,9 ).
La scène de l’écriture est, bien entendu, autrement plus triviale. Les heures, les mois, les années passent sans qu’aucun doigt ne nous signale. Tout nous est dissuasion. Le sentiment d’absurdité est parfois si aigu qu’il nous pousse à nous trahir. On cherche alors chez les autres ce qui nous manque pour « séduire ». Mais on ne veut pas séduire, on veut simplement faire entendre… Quoi ? Les mots nous manquent et pourtant nous le savons. Parvenus au comble du désespoir, une voix retentît. Est-ce la nôtre ? Le doute persiste, mais il ne va sans commotion. « Soudain, je me suis trouvé dans un état de dédoublement. Il me semblait que le texte m’était dicté. Hallucinant. Visionnaire. Tension pénible, éprouvante. Tout d’un coup les nerfs craquent. Plusieurs jours durant je suis ensuite sans pouvoir travailler. » ( Le chemin de Sion, Louis Calaferte )
Calaferte est alors en train d’écrire Septentrion, livre censuré pendant près de vingt ans où l’on peut lire des passages comme celui-ci : « Ce que je dis gicle de mes entrailles cancéreuses, autopsie du cadavre exsangue, ce que je dis Dieu me le souffle à mesure, cri et chant de détresse qui tiendrait en entier dans un crachat de vitriol… Dieu crache en permanence dans ma bouche profane et il sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Nous nous embrassons tous deux, lèvres jointes, nos langues mélangées. Et je bois ta salive, ô doux Sauveur ! Nous nous tenons entrelacés comme un couple obscène, aux carrefours des impasses humaines. Toi et Moi. Nos corps en feu. »
Le monde, ses enjeux, ses personnages ne sont que des effets de langue, des cristallisations somme toute provisoires. Nous sommes en tant que personnes des participes passés en état de perpétuelle négation. Une goutte de vérité, un souffle du verbe et tout est détruit. L’écriture est cet agent destructeur, son but est moins de raconter le monde que d’en faire sentir l’inconsistance, le défaut de parole qui nous relie.
« Si un homme osait jamais traduire tout ce qui est dans son cœur, nous mettre sous le nez ce qui est vraiment son expérience, ce qui est vraiment sa vérité, je crois que le monde s’en irait en pièces, qu’il sauterait en mille morceaux, et aucun Dieu, aucun accident, aucune volonté ne pourraient jamais rassembler les miettes, les atomes, les éléments indestructibles qui ont servi à faire le monde. » ( Tropique de Cancer, Henry Miller )
Le reste n’est que littérature, c’est à-dire une réponse parmi d’autres à la demande sociale. Le but inavoué de la littérature est et sera toujours de rassembler les morceaux. Même lorsqu’elle se veut subversive, surtout lorsqu’elle prétend choquer l’opinion générale. Une opinion chasse l’autre, ce qui était subversion devient règle. Il importe que tout se résume à une affaire d’opinion. Voilà pourquoi elle semble si ennuyeuse alors même qu’elle nous divertit. Son point de vue, ses personnages, sa temporalité, sa psychologie ne font que reproduire le système de références qui tient le monde rassemblé. En un mot, la littérature est le miroir où la société se regarde vivre, l’idée que la société se fait de ses individus, le mode d’emploi de nos vies, si ce n’est leur livret. Complice de la structure romanesque du monde, le littérateur ne s’aperçoit pas qu’il est en tant qu’auteur le personnage d’un roman qui s’est déjà écrit de lui-même. Inutile d’en ajouter un chapitre de plus, les bibliothèques croulent, la télévision en regorge, un témoignage chasse l’autre, c’est dire si notre société aime se laisser bercer par les histoires qu’elle se raconte, ad nauseam !



Bernardo Toro

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Texte remarquable. Bien écrit, manipulant d'intéressantes notions... et considérables aussi.

Un petit mot, tout de même, à propos de cette distinction "littérature versus écriture". Question naïve : que se passe-t-il lorsque ce "jaillissement de crucifié" laisse une trace écrite ? Où la met-on ? Faut-il inventer un nouveau rayonnage dans nos bibliothèques : ici, littérature (ennuyeuse à mourir, pourrissement d'opinions), ici écriture (orgasme cristallisé, punition ou bénédiction divine) ?

Ces ratiocinations de rangement paraîtront bien dérisoires en comparaison du romantisme échevelé d'un Louis Calaferte écrivant dans la fièvre son Septentrion (ou d'un Bernardo Toro écrivant sur l'écrivain).

Mais pas si éloignées non plus car, en instillant une "division" au coeur même de l'écriture, entre noble art et triviale poursuite, on se préoccupe ici de près de rangement et de classification. Tout en prônant la "révolution orgasmique", voici donc une approche classique de la littérature, surtout préoccupée d'exclusive, et tombant inéluctablement dans le piège de l'opinion, c'est-à-dire de l'impossible subversion. Chausse-trappe pour soi-même.

MAis aussi pour les autres. C'est peut-être ce qui est épuisant dans les considérations sur la littérature/écriture : et qui parfois nous épuise d'avance, au sens où les idéaux impossibles à atteindre, comme autant de postures pas vraiment nonchalantes, dressent leurs barrières tressées d'épines sur le chemin de l'impétrant en écriture.

Photogéniques, certes... Mais un brin compassées aussi : ne pas séduire, ou ne pas chercher à, d'accord. Mais au prix de l'enfermement dans le rôle du beau ténébreux... ? Cet antipathique si avide de séduire, au fond, qu'il en rejette la prétendue compromission pour mieux cultiver son hypocrisie (ou son impuissance, l'autre versant de l'orgasme)?

Bref, je cherchais moi aussi une nouvelle façon de ranger ma bibliothèque. Il n'y restera finalement pas grand chose : Septentrion et Miller y ont leur place. Sans exclusive théorique pour autant ! Mais c'est le propre des grands ménages que de n'épargner que le minimum, avant le départ pour l'île déserte de la crucifixion...

Un mot encore sur Miller jouant les faux modestes (oh, ce n'est pas moi qui vais foutre en l'air ce monde-là, alors que je sais bien comment m'y prendre, hein) : vous ne trouvez pas qu'il y a là quelque chose d'irritant ? Si cet hédoniste new yorkais possédait vraiment de la dynamite dans sa musette, on ne voit pas bien ce qui l'aurait retenu de s'en servir. Sinon, c'est qu'il reste un plaisantin : je le préfère encore comme ça, Miller, plus réel dans son modeste chaos et irritant au-delà du supportable. A défaut, cela voudrait dire que le manque de profondeur de sa pensée ne débouche en réalité que sur une brève impasse... Ah, c'est pas la modestie qui l'a jamais étouffé, Miller, pour sûr ! Mais en dépit de sa forfanterie, je ne crois pas que l'animal Miller ait jamais été dupe de cette illusion. Pure manipulation littéraire, ou spontanéité orgasmique, c'est bien parce qu'on l'ignore qu'on peut se jouer des films à leur place. Mais ça reste du cinéma...

Cordialement

Anonyme a dit…

Bonjour

En tant que membre de ce blog, je me sens obligé de récriminer contre les auteurs de commentaires ANONYMES. Lâche, scandaleux, nul etc...

En tant qu'auteur du commentaire anonyme, je suppose que je dois donc ajouter mon nom en bas (après m'être flagellé en place de grève) :
André Mora. Bon, une erreur de manip : écrit plus vite que mon ombre et envoyé de même.

En tant que lecteur de ce blog, je trouve que les commentaires de commentaire sont, euh, épuisants ?

Bon ben il est temps d'aller se coucher. A lire vos commentaires...

André

Anonyme a dit…

Magnifique texte. Merci.

Anonyme a dit…

Parfois de grands oiseaux
Traversent le ciel

Ce ne sont peut-être que des mots
Qui ont pris l'apparence
De la lumière

Et qui colportent
Avec le vent

De fausses rumeurs
De silence

François Teyssandier

Anonyme a dit…

Rien à dire après un tel texte.
"The rest is silence."

Anonyme a dit…

j'aime assez ( aime-ton jamais assez?) votre façon d'envisager le style, et cette tentative de définition qui frappe au plus juste "ni un ornement, ni une griffe, mais ce qui reste d'une personne quand celle-ci disparait..." benoit jeantet.

Anonyme a dit…

Que dire de plus qui ne soit vain ?
Peut être ce mot de Atiq Rahimi
" j'écris pour réveiller le sommeil du barbare" . Selon moi, la littérature est avant tout un engagement . Les très grands, ceux qui sont restés dans nos mémoires, au delà de l'effet de mode, ont tous été poussés par une force intérieure et l'idée qu'ils ont de l'homme et de sa condition.

Anonyme a dit…

Beaucoup d’appelés, peu d’élus.

Toujours le même refrain…Ca me rappelle celui de la mondialisation: les hommes politiques mettent tout en œuvre pour créer une situation et quand elle produit les effets désirés ils pleurent sur les conséquences…Les élus, les appelés, ce sont les hommes qui s'inventent ça, il leur faut des motivations, des échelles de valeurs, ils ne supportent pas que tout soit poussière…Tant qu'on vit , on s'occupe, je me demande pourquoi tellement de gens se sentent investis d'une mission pour empêcher un maximum d'autres de survivre, faire des tris, demander des papiers…Que ceux qui éditent publient ceux qui écrivent –ils leur communiqueraient un numéro de ticket dans la file d'attente, ce serait beaucoup plus juste.

Fabrice Marzuolo